Il est parfois soutenu que l’affaire Navalny – son empoisonnement par le FSB, son arrestation à son retour à Moscou, puis sa condamnation à plus de deux ans et demi en colonie pénitentiaire – aurait été l’occasion d’une prise de conscience, chez certains dirigeants occidentaux, de la réalité du régime de Vladimir Poutine. Nous pouvons en partie en douter.
Cette affaire fut peut-être, plus exactement, la goutte de thé qui a fait monter la sonorité de l’indignation verbale après une multitude d’autres actes, avec le risque paradoxal qu’elle devienne l’arbre portant son ombre sur la forêt – celle de la nature criminelle du régime lui-même.
Pourquoi maintenant?
Tout semble se passer comme s’il n’y avait pas eu la Tchétchénie, vite sortie du terrain de l’indignation. Comme s’il n’y avait pas eu la Géorgie dont 20 % du territoire sont toujours occupés de facto par Moscou, et où, comme l’a encore jugé récemment la Cour européenne des droits de l’homme, la Russie aurait commis des crimes de guerre pendant le conflit de 2008.
Comme si l’Ukraine n’avait pas été envahie et une partie de son territoire, la Crimée, annexée, donnant certes lieu à deux régimes européens de sanctions, mais quand même bien limitées, à l’instar d’ailleurs des sanctions américaines.
Comme si Moscou n’avait pas commis des tentatives d’assassinat, couronnées de succès ou non, sur le sol européen, ce qui avait d’ailleurs suscité des réponses incroyablement mesurées des pays concernés. Comme si, en Russie même, de nombreux adversaires du régime n’avaient pas été expulsés, embastillés, voire éliminés.»
Comme si, surtout et finalement d’abord, il n’y avait pas eu la Syrie, le soutien total à un régime coupable de crimes contre l’humanité et de 700 000 morts, et les crimes de guerre en masse commis par les forces russes contre les civils syriens. Le régime de Poutine, ne l’oublions jamais, en a assassiné plus que Daech. Or, quel dirigeant occidental aurait osé serrer la main d’Abou Bakr al-Baghdadi?
Comme si, en somme, on faisait semblant d’ignorer le lien direct entre Poutine et ses services et le crime organisé pur et simple, un lien remarquablement mis en lumière par le livre indispensable de Catherine Belton. Comme si l’illibéralisme de Poutine n’était qu’une idéologie verbale et non l’instrument d’une légitimation de ses crimes.
En somme, déclarer comme Josep Borrell, après le fiasco de sa visite à Moscou, que l’Europe et la Russie prennent des chemins divergents et que la dernière ne souhaite pas un dialogue est un constat aussi juste que tardif: cela fait quand même plusieurs années, sinon plus d’une décennie, que telle est la réalité.
Donc, pourquoi Navalny? Pas à cause des multiples mensonges, à peine dissimulés, du régime russe: on les a déjà vus à l’œuvre après la destruction en vol du MH17, mais aussi à propos de l’usage des gaz chimiques en Syrie, de l’invasion de l’Ukraine ou de la tentative d’assassinat de Sergeï Skripal.
Pas à cause de la tentative d’assassinat en elle-même: Babourova, Markelov, Politkovskaïa, Estemirova, Magnitsky, Nemtsov n’ont pas eu droit au dixième des réactions suscitées par Navalny. Pas en raison de la parodie de justice, si commune et ancienne pour frapper les dissidents.
Mais parce que Navalny a su rallier des millions de Russes à son combat contre la corruption et que, s’il est incapable de faire tomber Poutine, il fut capable de le faire chanceler et de le ridiculiser en public. Peut-être certains dirigeants occidentaux ont-ils enfin pris conscience du fait que Poutine n’incarnait pas la Russie.
Le changement est-il possible en Russie?
D’abord, ne nous faisons pas d’illusions: l’ampleur du système répressif poutinien et son verrouillage total du processus électoral ne laissent guère entrevoir une chute de Poutine sous la pression de la rue malgré la baisse de son taux de popularité. Les dernières manifestations ont été réprimées avec une intensité sans précédent, à la fois en termes de violence et de condamnations par une justice aux ordres. Poutine dispose des moyens sécuritaires pour continuer sans aucune limite.
Il en va de même pour l’argument de la démographie et de la fuite des cerveaux qui font l’objet de scénarios sombres, de l’économie en difficulté et de la catastrophe sociale qu’illustrent notamment la grande pauvreté croissante en Russie et le délabrement du système de soins. Tout cela n’empêchera pas Poutine de se maintenir au pouvoir, s’il en a les capacités physiques, jusqu’en 2036.
Enfin, il est extrêmement difficile pour un tel régime d’évoluer vers un système démocratique et transparent. Le nombre de personnes, à tous les niveaux et d’abord au sommet, qui ont un intérêt personnel au maintien du système est trop fort. Ces mêmes personnes ont tout à perdre à une justice indépendante qui ferait la lumière sur leurs agissements tant en termes de répression que d’enrichissement illicite.
C’est pourtant là, au-delà d’un soutien opérationnel à l’Ukraine et au peuple du Bélarus, que se trouve le levier possible de l’Occident s’il entend accompagner un changement de régime. D’abord, sanctionner les proches de Poutine de manière beaucoup plus complète qu’aujourd’hui est leur envoyer un signal: ils pourront l’abandonner d’autant plus aisément que son maintien au pouvoir nuit à leurs intérêts.
Ensuite, il nous faudra accompagner une transition de manière pragmatique, y compris sans doute, moyennant une restitution de biens, en garantissant un effacement partiel des délits passés. Enfin, nous devrons accompagner, de manière moins dogmatique que lors des années Eltsine, la transition vers une économie prospère et libre tout en renforçant le filet de protection sociale, plus urgent que jamais pour le peuple russe.
Mais sommes-nous vraiment prêts pour engager cette action pacifique vers l’après?
Conscience imparfaite, action incomplète
Pour autant, devons-nous attendre un changement majeur et décisif de la part des pays occidentaux? Peut-être faut-il, une seconde, revenir à la Syrie. Que les dirigeants démocratiques n’aient pas saisi, au moins en raison de ses actes en Syrie, la nature du régime de Poutine laisse perplexe. L’invasion d’une partie du Donbass ukrainien et l’annexion de la Crimée étaient certes des événements inquiétants. Mais l’intervention des forces russes en Syrie à compter de l’automne 2015 marquait autre chose: l’affirmation qu’une puissance membre permanent du Conseil de sécurité des Nations unies pouvait commettre, de manière massive, des crimes de guerre, susceptibles d’entraîner la poursuite de leurs responsables devant la Cour pénale internationale, sans ni désignation, ni condamnation directe par les démocraties.
De même, par ses 16 vetos, le plus souvent avec le soutien de la Chine, la Russie a à la fois empêché l’acheminement d’une aide humanitaire indépendante aux réfugiés et la condamnation des crimes contre l’humanité du régime Assad. Elle a, par là, érodé la notion même de ces crimes dans l’esprit des dirigeants et des opinions de l’Ouest alors qu’ils sont le fondement de notre conscience historique.
Que vaudrait une alarme nouvelle à propos de Navalny qui ne ferait pas un examen sans complaisance de notre faute passée? Si nous devenons plus fermes désormais sans comprendre en quoi nous avons failli, en particulier sur la Syrie, nous n’aurons accompli qu’un trop court chemin.
Pour l’instant, nous restons au milieu du gué. Il n’est guère de différences entre les condamnations et les sanctions plus anciennes, en particulier sur l’Ukraine ou l’affaire Skripal, et les déclarations actuelles et notamment les sanctions, mesurées, dont le principe a été décidé par le Conseil Affaires étrangères de l’Union européenne le 22 février 2021. Certes, certains remarquent que c’est la première fois que l’Union fait usage de son nouveau régime de sanctions dit «Magnitsky», et c’est un précédent bienvenu.
D’autres considèrent que les propos de Josep Borrell, contrecoup de son humiliation publique lors de son déplacement du 5 février à Moscou, insistant sur la position de confrontation cherchée par le Kremlin, vont plus loin que les précédentes déclarations des responsables européens.
De son côté, Joe Biden a reconnu dans les termes les plus clairs le danger global que représentait le régime du Kremlin, même si les premières sanctions personnelles décidées restent encore assez restreintes. D’autres pourraient toutefois suivre.
Or, les résultats sont comptés en termes d’action: l’Allemagne n’a pas renoncé à Nordstream 2 dont chacun reconnaît à la fois le danger pour l’Union européenne et l’Ukraine et l’avantage stratégique que sa mise en service donnerait à Moscou, lui octroyant aussi des ressources supplémentaires pour financer ses actions d’agression et de propagande extérieures. Avec une majorité écrasante, le Parlement européen a ainsi demandé l’arrêt du projet. Or, le reste de l’UE ne s’est pas uni pour y contraindre l’Allemagne et, à ce jour, certains s’alarment d’une position moins ferme de Washington en termes de sanctions.
L’Union n’a pas mis en place non plus un mécanisme pour geler ou même saisir les biens et avoirs des oligarques russes et autres personnalités du premier cercle de Poutine dont une liste circonstanciée avait été proposée par Vladimir Achourkov, directeur de la Fondation anti-corruption créée par Navalny. On pourrait ajouter une certaine mansuétude dans plusieurs pays européens envers les relais du Kremlin et la quasi-absence d’enquête sur les réseaux de corruption qu’il entretient.
Il est dès lors difficile de ne pas accréditer l’hypothèse d’une conscience imparfaite de la nature de la menace et de la profondeur de sa pénétration au sein d’une partie des élites européennes qui expliquerait la frilosité de l’action.
Pourquoi sommes-nous faibles?
Trois raisons peuvent expliquer ce caractère timoré de la réaction occidentale.
La première est une forme de corruption de l’esprit de certains milieux proches des cercles du pouvoir dans certains pays européens. Cette corruption n’est pas toujours légalement punissable: travailler pour une société russe, même lorsqu’on est un ancien haut responsable politique comme Gerhard Schröder, n’est pas nécessairement illégal. Recevoir une rémunération pour des actions d’influence de la part de sociétés proches du pouvoir russe ne l’est pas toujours non plus si l’on n’est pas, ou plus, un agent public. Même en droit français, la frontière est parfois malaisée à appréhender entre le lobbying, le conseil et le trafic d’influence.
Dans la plupart des pays européens, les centres de recherche privés ou fondations par exemple peuvent aussi, en toute légalité, recevoir de l’argent d’une puissance étrangère sans être, à ce jour, tenues de la révéler. Si les journalistes européens sont en général soumis à un code de déontologie qui prohibe de recevoir cet argent sans en révéler l’origine, il n’est pas toujours aisé de le faire appliquer. Or, jusqu’à présent, la plupart des pays européens semblent rechigner à durcir leur législation, à exiger une transparence totale, voire à diligenter des enquêtes. Cela rend les milieux politiques potentiellement soumis à ce type d’actions des régimes autoritaires étrangers. Un renforcement d’ampleur de l’arsenal juridique anti-corruption, comme certains le proposent, doit être la priorité absolue.
La deuxième raison tient au manque de connaissance directe de la nature du régime russe de la part des conseillers des dirigeants – l’administration Biden étant une exception notable. Cela conduit à des récits inadaptés, fondés notamment sur une appréhension romantique de la Russie à partir de données historiques, géographiques et culturelles, et non d’une analyse politique. Il n’est pas fortuit que certains propagandistes doux cherchent à vendre ces vieilles lubies géopolitiques pour justifier un nouvel engagement avec le Kremlin. Cette inintelligence du régime a conduit à des tentatives de réengagement aventureuses et vouées à l’échec dont le résultat premier est d’ailleurs d’affaiblir, de diviser et donc de menacer l’Europe. Les mêmes conseillers ne semblent aucunement formés à la manière dont les récits malencontreux peuvent nourrir la propagande.
Une troisième raison illustre ce point: une pratique diplomatique courante conduit certains responsables à séparer les sujets. On en retrouve la trace dans les propos récents de Josep Borrell qui peut dire dans une même phrase qu’on peut être ferme envers la Russie sur ses atteintes aux droits fondamentaux et ses menaces à l’encontre de l’Europe et, en même temps, poursuivre des coopérations sur, par exemple, l’environnement et la santé. Ce discours est aussi fréquent envers la Chine. Or, lorsqu’il concerne un régime dictatorial habitué à la propagande, il lui offre des armes. Il conduit à diminuer dans l’opinion l’intensité et la portée de ses crimes en même temps qu’il nous place dans une situation de dépendance.
Espérons qu’une nouvelle épreuve plus terrible ne nous oblige pas à un apprentissage trop tardif.
Nicolas Tenzer est Chargé d’enseignement International Public Affairs, Sciences Po / Publié initialement sur The Conversation en creative commons / Photo : Sime Simon sous licence creative commons
© EuTalk / www.eutalk.eu – ISSN 2116-1917 / Les propos exprimés par l'intervenant sont l'expression d'une réflexion personnelle. Ils n’engagent que leur auteur, et en aucun cas l’institution à laquelle il appartient ou qui l'accueille.