Les relations entre la Suisse et l’Union européenne peuvent-elles sortir de l’impasse actuelle? René Schwok, Directeur du Master en études européennes au Global Studies Institute de l’Université de Genève, rappelle que deux problèmes principaux se posent. Le premier concerne le «volet institutionnel». Il signifie que l’UE demande une adaptation des mécanismes qui régissent les relations avec la Suisse. Aussi longtemps que Berne tergiverse sur cette question, Bruxelles refuse de conclure les négociations sur de nombreux dossiers (électricité, Reach etc.). La seconde question a trait à l’immigration. Elle est issue du référendum de février 2014 qui permet des limites à l’établissement des ressortissants étrangers en Suisse. Une mesure qui entre en contradiction avec l’Accord bilatéral sur la libre circulation des personnes conclu avec l’UE. Juridiquement, les Vingt-huit sont donc en droit de dénoncer cet accord, ainsi que d’autres conclus avec la Confédération.
Pour bien comprendre la discussion et pour pouvoir envisager des scenarii de sortie de crise, il est indispensable de revenir de manière approfondie sur chacun des deux dossiers. Mais, au préalable, il faut aussi garder à l’esprit que la Suisse est le seul pays au monde où la démocratie directe joue un rôle aussi important dans la prise de décision, particulièrement dans le domaine de la politique extérieure (Schwok, 2012 : 54) (1). Le principal parti de Suisse, l’Union démocratique du Centre (UDC), a gagné de nombreux référendums sur des thèmes liés à l’Europe ou au rapport à l’étranger. Il est foncièrement hostile à toute remise en cause de ce qu’il considère être une atteinte à la souveraineté nationale. Le Conseil fédéral est donc continuellement pris dans un jeu à double niveau (two-level game). Il est coincé entre, d’une part, l’Union européenne, et d’autre part, le peuple suisse qui a le dernier mot. D’un côté, il doit donc faire des concessions à Bruxelles, et, d’un autre, il doit tenir compte de la pression des référendums. Il est aussi indispensable de se remémorer que le Conseil fédéral est un système de gouvernement unique au monde. Il est constitué d’une très large coalition de formations politiques (cinq partis pour sept ministres!). Il n’a pas de programme de gouvernement (Schwok, 2012 : 74) (1). Ainsi, le Conseiller fédéral Uli Maurer, représentant du parti souverainiste UDC, s’oppose systématiquement à ses partenaires sur le dossier européen. Enfin, il faut rappeler qu’il n’y a pas de chef de gouvernement qui peut imposer sa volonté aux six autres ministres.
Le volet institutionnel
Dans les grandes lignes, l’origine du problème vient de la volonté de l’Union européenne de faire évoluer ses relations avec la Suisse. Il ne porte pas sur les politiques (policies), mais sur les mécanismes (polity). En effet, depuis bientôt près d’une dizaine d’années, la Commission européenne considère que les accords bilatéraux sont inadaptés. Ils octroieraient à la Suisse trop de possibilités de se distancier du droit européen et de l’homogénéité du Marché intérieur. Par conséquent, la Commission a fait pression sur la Confédération pour qu’elle soit mise dans la situation la plus proche possible de l’Espace économique européen (EEE). Berne et Bruxelles devraient trouver de nouvelles solutions juridiques et politiques pour régler leurs futures relations.
Pour mémoire, l’EEE est le mécanisme mis en place par l’Union européenne avec l’Islande, le Liechtenstein et la Norvège pour leur permettre de participer au Marché intérieur, ainsi qu’à de nombreuses politiques de l’UE, sans qu’ils y adhèrent. En décembre 1992, le peuple suisse avait refusé d’entrer dans un tel système, contre l’avis du Conseil fédéral et du parlement helvétique (Schwok, 2010 : 18) (2). Depuis, ce sont des accords bilatéraux et sectoriels qui régissent les relations entre Berne et Bruxelles. Ceux-ci sont cependant extrêmement simples et légers. A part pour Schengen et le transport aérien, ils n’engagent pas la Confédération à reprendre l’évolution de l’acquis communautaire pertinent aux accords bilatéraux. Ils ne prévoient pas non plus de possibilité pour un organe supranational, du type Commission européenne, de pouvoir vérifier que la Suisse applique de manière appropriée le droit européen. Ils ne contiennent pas d’engagement de la Suisse de mettre en place la jurisprudence de la Cour de justice de l’UE, même si, dans la pratique, elle s’y réfère de plus en plus. Il n’existe enfin pas de dispositif juridique pour le règlement des différents ; il est uniquement politique, au niveau de hauts fonctionnaires des deux parties.
Par conséquent, la Commission européenne – désormais le Service européen de l’action extérieure (SEAE) – souhaiterait que la Suisse se rapproche le plus possible de l’EEE, une sorte de benchmark (Barroso, 2012) (3). Elle ne demande cependant pas à la Suisse d’entrer dans le pilier AELE de l’EEE. Le Conseil des ministres soutient la démarche de la Commission et lui a donné un mandat pour négocier (Council of the European Union, 2014) (4). Mais il faut bien reconnaître que l’impulsion vient surtout des services juridiques de la Commission (European External Action Service, 2012) (5) et que les Etats de l’Union européenne sont peu motivés par cette affaire.
Bien entendu, la réaction suisse a été mitigée. Le Conseil fédéral aurait préféré maintenir le mécanisme actuel (Widmer Schlumpf 2012) (6). Toute remise en question vers une solution plus supranationale et qui accorderait davantage de compétences aux organes de l’Union européenne engendrerait de sérieuses résistances à l’intérieur du pays. Par conséquent, pendant des années, le gouvernement suisse a surtout pratiqué une politique de procrastination pour essayer de gagner le maximum de temps (Schwok, 2010 : 66). Finalement, suite à d’intenses pressions de l’UE, et aussi dans l’espoir de résoudre quelques dossiers où la Suisse est demandeuse (électricité), le Conseil fédéral a accepté de faire un certain nombre de concessions.
Deux textes résument la position suisse sur le volet institutionnel. Le premier est le mandat officiel de négociation sur le volet institutionnel (Conseil fédéral, 2014) (7). Comme c’est toujours le cas au début d’un processus de marchandage (bargaining), il est assez intransigeant. Le second texte est intitulé «Document Rossier-O’Sullivan» (Rossier-O’Sullivan, 2013) (8). Ce dernier est intéressant et peu banal car c’est un compromis déjà négocié entre Yves Rossier, le Secrétaire d’Etat suisse aux affaires étrangères et David O’Sullivan, le Directeur général administratif du Service européen pour l’action extérieure de l’UE. Il s’agit d’un texte officieux, un non-paper, qui n’engage pas les deux parties, mais qui affiche bien où pourrait se situer in fine le compromis entre la Suisse et l’UE. Il propose trois options, mais seule l’une d’entre elles a été retenue par les deux parties. Celle-ci a d’ailleurs déjà été approuvée par la plupart des corps constitués suisses, suite à une consultation organisée par le Conseil fédéral (parlement, gouvernements cantonaux, groupes d’intérêt). La démarche est donc particulièrement étrange parce que la Suisse et l’UE donnent l’impression d’avoir déjà le résultat de leurs négociations avant qu’elles n’aient abouties. Sur le fond, ce document est bien évidemment un compromis et sa lecture s’en ressent. Ainsi, il ne prévoit pas la reprise automatique de l’évolution de l’acquis communautaire comme le souhaite l’Union européenne (Council of the European Union, 2014), mais il rejette aussi le statisme actuel. Le terme utilisé est celui de «dynamique». Il ne s’agit donc ni d’automatisme ni de statisme…
Pour vérifier la bonne mise en œuvre du droit communautaire par la Suisse, il est mentionné l’éventualité pour la Commission européenne d’avoir des possibilités d’enquête, sans qu’il soit précisé dans quelles conditions et dans quelles limites. La faculté pour les tribunaux suisses de dernière instance de saisir la CJUE d’une question préjudicielle n’est pas exclue. Enfin, en cas de contentieux dans l’interprétation du droit, il est spécifié qu’il faudra s’adresser à un comité mixte politique. Mais si celui-ci n’arrive pas à se mettre d’accord, il devra demander à la Cour de justice de l’UE de donner son avis.
Le «Document Rossier-O’Sullivan» dit clairement que cet avis devra être contraignant. Mais en même temps, ce même texte envisage que la Suisse puisse ne pas l’adopter. Il prévoit même les sanctions que l’UE pourrait prendre dans l’éventualité d’une réticence helvétique. Ce n’est d’ailleurs pas tellement le caractère contraignant qui importe (puisque le Comité mixte décidera lui-même s’il convient ou non de poser cette sorte de question préjudicielle à la CJUE), mais comment le Comité mixte appliquera par la suite l’interprétation de la CJUE. Le texte, pourtant assez court, est donc très compliqué, plein d’ambiguïtés et de sous-entendus. Le diable réside dans les détails.
De toute manière, l’UDC et les souverainistes suisses n’ont cure des subtilités. Ils ont surtout relevé que des «juges étrangers», ceux de la CJUE, donneraient des avis qui seraient contraignants. Et ils ont mis en avant les pouvoirs jugés exhorbitants qui seraient attribués à la Commission européenne, organe systématiquement dénigré. Ces milieux ont déjà promis qu’ils lanceraient un référendum si un compromis reprenant les grandes lignes du «Document Rossier-O’Sullivan» était adopté. Les citoyens helvétiques sont bien entendu complètement dépassés par un dossier trop technique et ambigu. Mais beaucoup sont très perméables à des slogans sur les «juges étrangers» qui touchent au fondement de l’indépendance suisse (Guillaume Tell).
Ainsi, pour les partisans des accords bilatéraux, la partie est loin d’être gagnée si un référendum était organisé sur ce thème à la demande de 50.000 citoyens. Peut-être même qu’il devrait être soumis obligatoirement au vote de la population s’il contient des éléments de supranationalité, selon l’article 140.1.b de la Constitution. Selon cette hypothèse, il faudrait alors la double majorité: celle de la population à l’échelon national et toujours celle de la population, mais cette fois dans une majorité de cantons. Cette deuxième majorité est passablement plus difficile à atteindre car de nombreux cantons en Suisse allemande sont peu urbains, plus pauvres et traditionnellement réticents par rapport à l’ouverture internationale et à l’intégration européenne. Dans ces conditions, il serait préférable que cette dimension institutionnelle soit rediscutée dans quelques années, quand la question de l’immigration aura été résolue en Suisse et que les esprits se seront apaisés.
En attendant, la Suisse devrait déjà mettre en place unilatéralement la plupart des éléments du «Rapport Rossier-O’Sullivan». Elle devrait ainsi reprendre de manière plus dynamique l’évolution du droit communautaire pertinent et ne pas hésiter à se référer de manière plus ouverte à la jurisprudence de la Cour de l’Union européenne. Elle devrait aussi éviter de donner le moindre prétexte à l’UE pour lui reprocher une éventuelle mauvaise application du droit européen. Les liens avec la Commission européenne et l’Autorité de surveillance de l’AELE/EEE devraient être renforcés.
Il faut donc impérativement que Bruxelles et les Etats membres soient convaincus que le marché entre l’UE et la Suisse, dans les domaines couverts par les traités, restera bien homogène.
La question de l’immigration
Les relations entre la Suisse et l’Union européenne sont devenues encore davantage un casse-tête après le vote populaire du 9 février 2014 ancrant, dans la constitution fédérale (art. 121Bis), une limitation à l’immigration. Le «oui» a certes été très faible – 50.3% -, mais il n’est ni contesté ni même relativisé. Ce nouvel article constitutionnel prévoit que le nombre des autorisations délivrées pour le séjour des étrangers en Suisse puisse être limité par des plafonds et des contingents. Ceux-ci doivent être fixés en fonction des intérêts économiques globaux de la Suisse et dans le respect du principe de la préférence nationale; ils doivent inclure les frontaliers.
De telles dispositions constitutionnelles sont contraires à l’accord bilatéral entre la Suisse et l’UE sur la libre circulation des personnes. Il faudra trouver une solution avant février 2017, sous peine d’une dénonciation de cet accord par les Vingt-huit, ainsi que d’autres conclus avec la Confédération. Le dilemme paraît insurmontable. Pourtant, les propositions de sortie de cette aporie fusent et on peut déjà en compter près d’une cinquantaine. Les partis politiques, les milieux économiques et les intellectuels rivalisent d’idées ingénieuses, quoique parfois peu réalistes et peu cohérentes. Sans pouvoir les analyser ici dans le détail, la plupart de ces modifications partagent un même défaut: elles impliquent une modification de la constitution fédérale. Ce qui nécessite la double majorité du peuple et des cantons. Comme nous l’avons déjà souligné, cela rend donc leur acceptation très difficile.
Le Conseil fédéral, pour sa part, promet de respecter scrupuleusement le résultat du vote de la majorité du peuple, tout en poursuivant en catamini une double stratégie vis-à-vis de l’interne et de l’UE. D’un côté, il encourage le parlement, qui est majoritairement anti-UDC, à élaborer une loi d’application souple des nouveaux articles constitutionnels afin d’éviter de devoir trop limiter l’établissement des ressortissants de l’UE et de leur imposer des mesures discriminatoires. D’un autre côté, il essaye de faire admettre par l’UE que le nombre actuel de citoyens européens s’établissant en Suisse restera globalement stable et qu’ils ne ressentiront pas de traitement défavorable.
Les premières réactions des services de Lady Ashton ont été négatives. Mais le Conseil fédéral s’appuie sur une phrase ambiguë de sa lettre de réponse quant à une disponibilité à discuter de questions techniques pour tenter d’amadouer le SEAE. Berne va essayer de faire accepter une solution qui est évoquée dans un rapport officiel très touffu (Département fédéral de la justice, 2014 : 27) (9). L’idée est de réintroduire des permis «L» de 364 jours qui seraient attribués automatiquement aux ressortissants des pays membres de l’UE. Bien entendu, comme maintenant, ceux-ci devraient avoir au préalable un contrat de travail en Suisse. Mais il n’y aurait pas de limites sur le nombre de ces permis. Ils seraient aussi renouvelés automatiquement tant que le citoyen européen garde son contrat de travail. Ces permis «L» seraient en tellement grand nombre qu’ils permettraient toujours d’accueillir des dizaines de milliers de travailleurs européens par année. Par contre, les permis de séjour de longue durée (de plus d’une année), ne seraient donnés qu’au compte-goutte. Cela constituerait le principal changement avec la situation actuelle et le plus difficile à faire admettre par l’UE.
Ce compromis est ambigu. Il s’agirait de quotas en trompe-l’œil. D’une part, ceux-ci devraient être assez larges pour que l’UE puisse déclarer que la libre circulation est de facto préservée. Et, d’autre part, ils devraient quand même permettre au Conseil fédéral d’affirmer que la constitution fédérale est respectée puisque des contingents ont été mis en place. Ajoutons que le Conseil fédéral propose de ne pas contrôler le respect de la préférence nationale dans chaque cas. Ce critère ne serait pris en compte que de manière générale, afin de fixer des plafonds à l’aide d’indicateurs, tels que le nombre de postes vacants, de demandeurs d’emploi, etc. La loi d’application du nouvel article constitutionnel 121a, ainsi qu’un éventuel nouvel accord avec Bruxelles devront être soumis à l’approbation des deux chambres du parlement fédéral. Un référendum pour s’y opposer sera très vraisemblablement demandé par 50.000 citoyens entraînés par l’UDC. L’avantage d’une telle démarche est qu’il s’agit d’un référendum dit «facultatif». Il ne nécessite donc pas la majorité du peuple et des cantons. Pour les partisans de l’ouverture à l’Europe, un tel type de consultation est plus facile à gagner.
La tentation de l’Auberge espagnole : un quitte ou double très risqué
Au sein du Conseil fédéral, un courant aimerait conclure un accord global avec l’UE qui réunirait le volet institutionnel sur la base du «Document Rossier-O’Sullivan» et un compromis sur l’immigration selon les propositions esquissées ci-dessus. On y trouverait aussi la résolution des questions restées pendantes sur l’électricité, l’accès au marché européen des services financiers, la coopération scientifique, etc. Ce serait un large pot-pourri qui couvrirait tous les dossiers.
Le pari de cette approche est que l’UE se montrera davantage réceptive aux contraintes suisses en matière d’immigration dès lors que la Confédération aura fait preuve de souplesse ailleurs (issue linkage). La Suisse pourrait ainsi s’engager à moins tergiverser sur le volet institutionnel, à cesser le dumping fiscal en faveur des entreprises ainsi qu’à augmenter sa participation aux fonds pour les pays de l’Est. D’un côté, il est indéniable que cette voie comporte des avantages. En premier lieu, elle offre à l’UE une incitation matérielle à se montrer plus flexible en matière de libre circulation des personnes. Surtout, elle présente au peuple suisse une solution complète qui lui permettra de se prononcer sur les enjeux en toute connaissance de cause. D’un autre côté, cependant, cette approche de type «auberge espagnole» engendre de fortes probabilités d’être refusée par le peuple suisse. Cela tient à trois raisons.
Premièrement, elle pourrait coaliser toutes les oppositions partisanes et sectorielles. L’UDC va évidemment s’attaquer à un accord qu’elle considérera comme contraire à son initiative sur l’immigration. Et elle rajoutera un couplet sur les « juges étrangers ». Elle pourrait être soutenue par les nostalgiques du secret bancaire, ceux qui ne veulent pas dépenser davantage pour les pays de l’Est, ainsi que d’éventuels secteurs durs de la gauche. Deuxièmement, ces Bilatérales III pourraient être soumises au référendum obligatoire selon l’article 140.1.b de la Constitution. Cela implique une double majorité du peuple et des cantons qui est plus difficile à obtenir qu’une majorité simple. De nombreux cantons alémaniques peu peuplés sont méfiants par rapport à l’immigration et à l’intégration européenne. Si l’on appliquait mécaniquement le résultat du 9 février 2014, cela nécessiterait d’obtenir l’assentiment de 53 à 56% de l’ensemble de la population pour espérer atteindre une majorité des cantons. Troisièmement, on peut ajouter l’observation que, face à des questions aussi complexes et à une impression de «fourre-tout», les peuples manifestent souvent de la méfiance et finissent par choisir l’option du refus. Ainsi, cette voie de type «auberge espagnole» nous inquiète parce qu’elle ressemble fort à un quitte ou double très risqué.
L’Union européenne n’aurait rien à gagner à se montrer incompréhensive
On peut légitimement s’interroger sur ce que l’UE gagnerait à faire preuve de mansuétude par rapport à la Suisse. Pourquoi devrait-elle différer la résolution du volet institutionnel et être flexible sur la question de la libre circulation des personnes? Quel serait le issue-linkage en faveur de Bruxelles? Il est certes faible. D’abord, parce que la Suisse a déjà cédé sur la fiscalité des entreprises et le secret bancaire. Berne pourrait certes faire quelques concessions supplémentaires sur le dossier de l’électricité et se montrer plus généreuse sur les fonds de solidarités vis-à-vis des pays d’Europe centrale et orientale, mais il est vrai que cela ne représente rien de très substantiel. Malgré cela, L’Union européenne n’aurait rien à gagner à se montrer incompréhensive aux problèmes posés par la Suisse.
En premier lieu, et hormis la Norvège et l’Islande, tous les Etats voisins de l’Union européenne non candidats à l’adhésion sont autrement plus problématiques que la Suisse. Beaucoup souffrent de déficits en matière de démocratie, de bonne gouvernance, de respect des minorités ou des droits humains. De plus, ces Etats font généralement face à une situation économique souvent difficile, favorisant, dans certains cas, injustices sociales et corruption. A cela s’ajoute que nombre d’entre eux ont connu ces dernières années des conflits: Egypte, Géorgie, Israël, Libye, Palestine, Russie, Syrie, Tunisie, Ukraine. Quant aux autres Etats, ils gardent encore en mémoire les guerres des décennies précédentes, souvent d’ailleurs seulement gelées: Algérie, Arménie, Azerbaïdjan, Bosnie, Kosovo, Liban, Macédoine, Maroc, Moldavie, Serbie.
Il n’est donc pas dans l’intérêt de Bruxelles d’ajouter une difficulté supplémentaire avec la Suisse. De plus, les actuels accords bilatéraux fonctionnent globalement bien et l’UE n’a quasiment rien à reprocher à la Suisse. Il n’y a pas eu de vrais sujets de contentieux et les cas peu nombreux ont été résolus assez facilement par les Comités mixtes. Cependant, pour rassurer Bruxelles, la Suisse devrait déjà mettre en place de manière unilatérale les principaux éléments du «Rapport Rosssier-O’Sullivan», comme nous l’avons souligné. Sur la question de l’immigration, l’UE a intérêt à montrer de la flexibilité parce qu’elle serait aussi perdante si elle laissait pourrir la situation. Ses ressortissants ne pourraient plus travailler en aussi grand nombre en Suisse (1,3 million). Le chômage augmenterait encore davantage en France, en Allemagne, au Portugal, en Espagne et en Italie. De plus, les régions limitrophes de la Suisse, avec leurs centaines de milliers de frontaliers, seraient les premières à en pâtir. Par conséquent, il faudrait que l’UE renonce à adopter une position intransigeante. Rien n’empêche de réviser les traités entre la Suisse et l’UE ou de les interpréter de manière souple.
Les représentants de l’UE devraient également cesser de répéter le slogan que la libre circulation des personnes est un principe fondamental et intangible de l’Union européenne. D’abord, parce que cette libre circulation n’est pas absolue au sein de l’UE. Il existe des restrictions et des conditions. Celles-ci pourraient d’ailleurs s’accroître sous la pression, entre autres, du gouvernement britannique de David Cameron, qui désire renégocier certains aspects de la libre circulation des personnes. Ensuite, parce que la Suisse est un pays tiers et désire le rester. Elle n’a pas vocation à adhérer à l’UE et on ne peut donc pas lui imposer une reprise du droit communautaire aussi stricte qu’à des pays candidats. Enfin, parce qu’il n’est pas cohérent de refuser la libre circulation des personnes dans certains accords bilatéraux approfondis et complets (avec la Géorgie, Moldavie, Ukraine) et de l’exiger dans d’autres (avec la Suisse).
Désormais, l’approche de l’UE vis-à-vis de la Suisse devrait être davantage politique et confiée aux principaux dirigeants de l’Union européenne et des Etats membres. Seuls ceux-ci peuvent développer une hauteur de vue suffisante pour sortir les deux parties des impasses actuelles. De son côté, le Conseil fédéral devrait sortir du flou qui entoure sa stratégie diplomatique et qui crée d’énormes incompréhensions auprès de la population suisse. Car c’est elle qui aura le dernier mot.
(1) René SCHWOK, Politique extérieure de la Suisse après la Guerre froide, Lausanne, Presses polytechniques et universitaires romandes, 2012. (p.74)
(2) René SCHWOK, Suisse-Union européenne. L’adhésion impossible ?, Lausanne, Presses polytechniques et universitaires romandes, 2010. (p.18)
(3) José Manuel BARROSO, Lettre du Président de la Commission européenne à la Présidente de la Confédération, Eveline Widmer-Schlumpf, 21 décembre 2012.
(4) COUNCIL OF THE EUROPEAN UNION, Decision authorising the opening of negotiations on an agreement between the European Union and the Swiss Confederation on an institutional framework governing bilateral relations, Brussels, May 2014. (Non publié).
(5) EUROPEAN EXTERNAL ACTION SERVICE (EEAS), Note for the Attention of the Members of GRI, 11 septembre 2012. (Non publié).
(6) Eveline WIDMER-SCHLUMPF, Lettre de la Conseillère fédérale au Président de la Commission européenne José Manuel Barroso, 15 juin 2012.
(7) CONSEIL FEDERAL, Mandat de négociation avec l’UE, Berne, septembre 2014. (Non publié).
(8) Yves ROSSIER, David O’Sullivan, Eléments de discussion sur les questions institutionnelles entre l’Union européenne et la Confédération helvétique, Non-paper, 29 janvier 2013. (Non publié).
(9) DÉPARTEMENT FÉDÉRAL DE JUSTICE ET POLICE, Art. 121a Cst. (Gestion de l’immigration), Plan de mise en œuvre, 20 juin 2014.
Copyright : Études européennes. La revue permanente des professionnels de l’Europe. / www.etudes-europeennes.eu – ISSN 2116-1917 / Crédits photos : DeGust et René Schwok
À propos de l’auteur : René Schwok, Professeur, Directeur du Master en études européennes au Global Studies Institute de l’Université de Genève, titulaire de la Chaire Jean Monnet en science politique.
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