En attendant l’Euro, c’était le rendez-vous de l’année, le match le plus important pour les clubs de football. Le club londonien de Chelsea a remporté, le samedi 29 mai à Porto au Portugal, la finale de l’UEFA Champions League qui l’opposait à une autre équipe anglaise, Manchester City (1-0). Au-delà du résultat, l’affiche de cette finale 100% britannique avait la particularité de révéler tous les fondements économiques géopolitiques du football européen actuel. Et quand les coulisses de la Ligue des champions se dévoilent, ses liens avec l’industrie du pétrole et du gaz apparaissent rapidement.
(Par Simon Chadwick et Paul Widdop) – Il y a un mois encore, les deux clubs se sont avérés déterminants autant pour conférer un profil prestigieux au projet avorté de Super League que pour le faire chuter brutalement. En à peine plus de 48 heures, ce projet de nouveau championnat européen, que nombre de fans, amateurs et politiciens estiment encore être une folie furieuse et une grossière erreur d’appréciation, était retombé comme un soufflé (du moins pour le moment).
Or, il semblerait que le château de cartes ait commencé à s’effondrer dans l’Ouest londonien, au moment où Chelsea a déclaré souhaiter se retirer de la compétition, suivi quelques heures plus tard par Manchester City. Selon les informations du journal allemand Süddeutsche Zeitung, tout serait parti d’un appel téléphonique du président russe Vladimir Poutine, qui aurait appelé son compatriote Roman Abramovitch, propriétaire du club de Chelsea. Selon Russia Today, chaîne de télévision d’information internationale financée par l’État russe, Poutine aurait mis l’accent sur le fait que cette Super League irait «à l’encontre des intérêts de la mère patrie».
Gazprom, l’UEFA et la diplomatie
L’influence de la Russie sur le football européen remonte à bien plus d’un mois. La société russe Gazprom est notamment l’un des sponsors majeurs de la Ligue des champions depuis 2012. Un accord d’envergure reconduisant le partenariat a d’ailleurs été annoncé tout récemment. Il s’agit là d’une société dont les origines remontent à l’ancienne Union soviétique, à l’époque fournisseur étatique de gaz.
Bien qu’au début des années 1990, au cours des réformes de la perestroïka, la société fut privatisée, l’État a progressivement repris possession de la majorité des actions au début des années 2000 sous la présidence de Vladimir Poutine. Quelques années après, Gazprom rachetait son rival de l’industrie pétrolière, la société Sibneft, dont le propriétaire de l’époque n’était autre que Roman Abramovitch.
Gazprom est également connu pour être le propriétaire du club de foot du Zénith Saint-Pétersbourg, pas vraiment une surprise quand on sait que Vladimir Poutine est originaire de la ville, où se situe en outre le siège social de ce mastodonte du gaz et du pétrole. Alexander Dyukov, anciennement à la tête du Zénith, est désormais président de la Fédération russe de football. Le personnage est également président du conseil d’administration de Gazprom et a par ailleurs été élu, au plus fort de la débâcle de la Super League, membre du comité exécutif de l’UEFA.
Le coup de fil que Poutine aurait passé à Abramovitch ne serait donc qu’un épisode supplémentaire dans la saga de l’engagement russe dans le milieu du football, un énième outil diplomatique et géopolitique pour Moscou.
Longtemps, on a pu se demander pourquoi un organisme qui vend du gaz aux gouvernements siégeait parmi les sponsors de la Ligue des champions, aux côtés de sociétés comme McDonald’s et Coca-Cola. La réponse à cette question réside dans la manière dont Gazprom permet à la Russie d’assoir un pouvoir discret, et de se construire une légitimité par association avec le milieu du sport le plus populaire au monde, comme nous l’avions montré dans un travail de recherche publié mi-2020.
Au cours de son mandat, le président des États-Unis Donald Trump a montré une certaine obstination dans ses déclarations envers les fournisseurs d’énergie russes, son administration imposant même des sanctions à Gazprom. Selon ses dires, la dépendance grandissante de l’Europe vis-à-vis des énergies fournies par la Russie, en particulier en Allemagne (où Gazprom sponsorise d’ailleurs le club Schalke 04), constituait une menace d’ordre stratégique quant à la sécurité du Vieux Continent.
Le gouvernement de Joe Biden trahit des inquiétudes similaires lors de la finale de la Ligue des champions, qu’est-ce que le public voit défiler sur les panneaux publicitaires des bords de touches ? Le nom de Gazprom. À n’en pas douter, des yeux vont se lever au plafond parmi les membres du Congrès américain…
Le Golfe s’intéresse aussi au foot
Comme si sponsoriser le tournoi et avoir des liens forts avec l’UEFA comme avec Chelsea n’était pas suffisant, Gazprom continue en parallèle à renforcer ses relations avec Abu Dhabi.
Les Émirats arabes unis possèdent, eux, 75 % des parts du City Football Group, dont le plus gros club n’est autre que le finaliste, Manchester City. Tout comme la Russie, ce petit État du Golfe possède parmi les plus grosses réserves énergétiques de la planète. L’UEFA va ainsi être le théâtre d’un bras de fer entre le gaz et le pétrole.
Ces dix dernières années, les relations entre Moscou et Abu Dhabi se sont renforcées, donnant naissance à une série d’accords stratégiques, dont le plus emblématique fut signé en 2018. Décrit comme un moment décisif dans les relations bilatérales, ce dernier couvre la totalité des dispositions en matière d’investissement, d’échanges, de culture, de conquête de l’espace, de tourisme et de sécurité.
En a résulté le rachat pour 271 millions de dollars, par la société Mubadala Investment Company, société d’État appartenant aux Émirats arabes unis, de 44 % des parts d’une des filiales de Gazprom. Par la suite, en 2019, le fournisseur national de pétrole des Émirats, la Abu Dhabi National Oil Company, signait un accord-cadre stratégique dans la recherche et l’exploitation de nouveaux gisements de pétrole avec Gazprom.
C’est ainsi qu’en 2020, annonce est faite du rapprochement entre Gazprom et Mubadala, qui s’engagent ensemble dans une coopération technologique en Sibérie, là où, coïncidence, l’empire gazier de Roman Abramovitch, natif de la région, vit le jour.
Pour autant, le jour de la finale, il est fort à parier que, pour la plupart des fans de City et de Chelsea, la provenance des liquidités, qui servent à alimenter leurs clubs et à contribuer à leur succès, aura peu d’importance, tout comme les jeux de géopolitiques qui se cachent derrière le glam et les paillettes d’avoir fait signer des stars comme Kai Havertz et Kevin de Bruyne. À mesure que s’éloigne la perspective d’une Super League, sous les huées des fans de foot, certains voudront également voir dans cette finale la parade victorieuse de la normalité.
Cela reste d’une grande naïveté. Depuis ces trente dernières années, le foot ne s’est pas uniquement commercialisé et industrialisé, il a également été géopolitisé. Ce sport se trouve désormais au centre d’un réseau complexe d’intérêts et d’investissements. Pour ceux qui y ont un intérêt financier, il est tout simplement devenu un moyen pour arriver à leurs fins, la finale de la Ligue des champions cette année, en est la parfaite illustration.
Simon Chadwick est Global Professor of Eurasian Sport | Director of Eurasian Sport, EM Lyon / Paul Widdop est Senior Lecturer in Sport Business, Leeds Beckett University / Article initialement publié sur The Conversation sous licence creative commons / Photo: extrait publicité Gazprom
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