Dans la crise russo-ukrainienne, qui dure depuis au moins 2014 mais a connu une nette aggravation ces dernières semaines, on observe une constante: à chaque occasion, Vladimir Poutine rappelle son refus absolu d’un éventuel élargissement de l’OTAN à l’Ukraine, affirmant que cela constituerait le franchissement d’une «ligne rouge». Mais pourquoi une telle possibilité apparaît-elle si inacceptable aux yeux du Kremlin? Parce que le rapport de force lui deviendrait défavorable? Parce que Poutine craint un encerclement de la Russie? Ces éléments expliquent sans doute en partie ce positionnement martial du président russe. Toutefois, une autre dimension entre également en ligne de compte: une intégration de l’Ukraine à l’OTAN serait aussi, pour Moscou, l’humiliation de trop.
L’élargissement de l’Alliance atlantique à l’Est (14 pays d’Europe centrale et orientale ont adhéré entre 1999 et 2020) représente, pour le pouvoir russe, un symbole traumatisant de la débâcle de l’URSS à la fin de la guerre froide et de l’effondrement de l’influence de Moscou sur ces territoires qui ont, des décennies durant, relevé de son pré carré. Cette dimension symbolique joue indubitablement un rôle dans la crise actuelle.
Quels sont les fondements historiques des humiliations décrites par Poutine?
Si les humiliations du passé ne définissent évidemment pas à elles seules la politique étrangère russe, une chose est sûre: elles sont omniprésentes dans la rhétorique de Vladimir Poutine. En effet, celui-ci dépeint sa politique étrangère comme une revanche historique qui consiste à redonner à la Russie sa place de puissance qu’on lui aurait injustement prise. Cette conviction est illustrée par le discours prononcé lors de l’annexion de la Crimée en 2014: le président russe présente alors l’annexion comme une réponse aux trahisons de l’OTAN qui aurait «pris des décisions dans le dos» des Russes et chercherait «constamment à les reléguer dans un coin».
Rappelons brièvement que l’OTAN est une alliance politico-militaire issue de la guerre froide. Elle voit le jour en 1949, en plein blocus de Berlin par l’URSS, qui met en évidence la nécessité pour les Occidentaux de mettre en place un système de défense collective face à l’ennemi soviétique. En face, le Pacte de Varsovie, créé en 1955, regroupe l’URSS et les pays d’Europe de l’Est, à l’exception de la Yougoslavie et, à partir de 1968, de l’Albanie.
En 1991, la chute des systèmes communistes dans tous les pays de la région provoque la désintégration du Pacte de Varsovie. Cependant, en face, et ce fut un premier coup dur pour la Russie, l’absence d’ennemi ne provoque pas la fin de l’OTAN. Bien au contraire, l’Alliance atlantique mute à partir de ce moment-là en organisation assurant la stabilité, la paix et la démocratie dans l’ensemble de l’Europe.
En s’appuyant sur l’article 10 du traité fondateur de l’organisation (qui prévoyait un potentiel élargissement), et suivant l’idée de construire une «architecture de sécurité paneuropéenne», l’OTAN a mis en place une politique de «la porte ouverte». L’Alliance, constituée originellement de douze membres, avait déjà intégré la Grèce et la Turquie en 1952, la RFA en 1955 et l’Espagne en 1982. Cependant, le processus s’est accéléré significativement quelques années après l’effondrement de l’URSS: aujourd’hui, l’Alliance compte 30 membres. Or, ces nouveaux membres sont majoritairement issus du bloc soviétique et anciens membres du Pacte de Varsovie et c’est à ce niveau-là que se situe l’humiliation extrême pour Moscou.
La Russie affirme même avoir été trahie par les Occidentaux qui auraient promis de ne pas élargir l’OTAN à l’Est lors des négociations autour de la réunification de l’Allemagne. Le bloc de l’Ouest nie avoir fait cette promesse, du moins de manière juridiquement contraignante, et les experts ne parviennent pas à avoir de certitude à ce propos. Quoi qu’il en soit, promesse ou pas, déjà déchue de son statut de superpuissance, la Russie a vécu son incapacité à s’opposer à l’élargissement de l’OTAN à l’Est comme un écrasement supplémentaire imposé par un Occident triomphant.
Ce sentiment de trahison et d’impuissance a rejailli à plusieurs reprises dans l’histoire post–guerre froide, par exemple lors de l’intervention de l’OTAN en Serbie en 1999. À la fin des années 1990, la Russie pensait reprendre progressivement une place dans le jeu international, notamment à travers le Conseil de Sécurité de l’ONU et de la procédure de consultation de Moscou mise en place à l’OTAN. Or l’intervention de l’OTAN dans les Balkans, effectuée sans mandat de l’ONU et malgré l’opposition de la Russie, est venue briser les espoirs du Kremlin qui s’est senti, encore une fois, trahi et impuissant. La possibilité que l’Ukraine rejoigne l’OTAN vient donc réveiller le souvenir de ces épisodes. Cependant, aujourd’hui, la Russie n’est plus impuissante et n’entend pas laisser l’histoire se reproduire…
L’heure de la revanche selon Vladimir Poutine
À petite échelle, Vladimir Poutine ne manque pas une occasion pour rabaisser ses homologues occidentaux afin de réaffirmer que personne ne doit se moquer de la Russie. Les exemples, même anecdotiques à première vue, ne manquent pas.
En 2005, Poutine, qui savait qu’Angela Merkel a peur des chiens, avait reçu la chancelière allemande dans son bureau accompagné d’un grand labrador noir.
En 2007, lors d’une rencontre franco-russe, le chef du Kremlin aurait déclaré à Nicolas Sarkozy, qui lui tenait tête: «Tu vois, ton pays, il est comme ça», en mimant un petit écart avec ses mains, avant d’ajouter, en écartant cette fois largement ses bras: «Et mon pays, il est comme ça. Alors maintenant […] tu continues sur ce ton je t’écrase». L’humiliation avait fait vaciller Nicolas Sarkozy qui était sorti KO et était apparu comme ivre à la conférence de presse qui faisait suite à la rencontre.
Plus près de nous, en 2021, Vladimir Poutine s’est moqué de son homologue américain Joe Biden, qui venait de le qualifier de «tueur», en usant de la formule enfantine «c’est celui qui le dit qui l’est». Autant de petites occasions saisies par le chef du Kremlin et qui témoignent de sa volonté de réaffirmer le statut de la Russie qui, selon lui, a été injustement ébranlé.
La Russie revient dans son «étranger proche»
Au-delà de ces épisodes révélateurs mais accessoires, on ne peut aujourd’hui comprendre la politique étrangère du Kremlin sans prendre en compte les humiliations de la fin de la guerre froide.
D’une part, la Russie réinvestit militairement, politiquement et économiquement l’ancien espace soviétique. La guerre contre la Géorgie en 2008 a ouvert le bal. Ont suivi l’annexion de la Crimée en 2014, la relance de l’union avec la Biélorussie en 2020, l’interposition entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan en 2021 et l’envoi de troupes au Kazakhstan il y a quelques semaines. Selon Vladimir Poutine, c’est la revanche naturelle de l’histoire face à la «tragédie» qu’a constituée la fin de l’URSS.
D’autre part, les humiliations du passé s’invitent dans la crise ukrainienne. Tout d’abord, Moscou affirme que son déploiement militaire est une réaction à la présence jugée menaçante de l’OTAN à ses portes. Surtout, la Russie conditionne la désescalade à la fin de la politique d’élargissement de l’Alliance atlantique (rappelons que l’OTAN a évoqué à plusieurs reprises la possibilité d’intégrer l’Ukraine et que Kiev a exprimé son souhait de rejoindre l’Alliance atlantique).
Poutine sait probablement que c’est une concession qu’Américains et Européens ne sont pas près d’accepter puisque cela reviendrait à reconsidérer la structure même du pacte de sécurité et à accorder un «droit de veto» au Kremlin sur les affaires de l’Ouest.
Alors, pourquoi le Kremlin s’entête-t-il à exiger l’impossible? Probablement parce que les négociations ne sont pas uniquement une affaire politico-militaire, mais aussi une affaire de gestion symbolique et mémorielle qui dépasse parfois la rationalité matérielle.
La politique étrangère russe répond-elle avant tout à la volonté du Kremlin de guérir les humiliations des années 1990 ou bien celles-ci sont-elles instrumentalisées afin de légitimer une politique de puissance finalement assez classique? Une chose est certaine: que ces humiliations soient le moteur de l’action russe ou un simple outil de sa légitimation, elles contribuent indubitablement à la crise actuelle.
Les leçons de l’histoire
Quand on néglige l’importance du symbolique et quand, volontairement ou non, on impose à l’adversaire d’hier ce qu’il considère comme des humiliations, ces humiliations refont tôt ou tard surface. De ce point de vue, le cas russe n’est pas une exception.
L’Europe a fait les frais des humiliations imposées à l’Allemagne par le traité de Versailles qui ont été un outil redoutable au service d’Hitler pour séduire le peuple germanique.
Aujourd’hui, Pékin évoque fréquemment le «siècle d’humiliation» imposé par les empires occidentaux pour justifier la politique étrangère que conduit actuellement la République populaire. De son côté, le président turc Recep Tayyip Erdogan a défini, à plusieurs reprises, sa politique étrangère comme une «revanche sur le traité de Sèvres» qui selon lui a humilié la Turquie à la fin de l’Empire ottoman.
Ainsi, que ce soit par réflexe naturel et instinctif ou par stratégie de légitimation, la volonté de guérir les humiliations du passé finit par rattraper le présent et par créer des impasses que la diplomatie peine à résoudre.
Marie Durrieu est Doctorante associée à l’Institut de Recherche Stratégique de l’École Militaire en science politique et relations internationales (CMH EA 4232-UCA), Université Clermont Auvergne (UCA) / Article initialement publié sur The Conversation France sous licence Creative Commons (CC BY-ND 4.0) / Photo: Vladimir Poutine / Photographe: Viktor Drachev / Union européenne, 2014 / Source: EC – Service audiovisuel
© EuTalk / www.eutalk.eu – ISSN 2116-1917 / Les propos exprimés par l'intervenant sont l'expression d'une réflexion personnelle. Ils n’engagent que leur auteur, et en aucun cas l’institution à laquelle il appartient ou qui l'accueille.