Tibor Navracsics (Hongrie), Miguel Arias Cañete (Espagne), Jonathan Hill (Royaume-Uni): ils seront trois commissaires-désignés à être tout particulièrement attendus au tournant lors des auditions parlementaires qui se sont ouvertes hier (29 septembre) et se tiendront jusqu’au 7 octobre. Cibles de la gauche européenne, ceux-ci se voient reprocher au mieux une ligne politique en contradiction avec les valeurs de l’Union, au pire des suspicions de conflits d’intérêts financiers. Tous trois à la droite de l’échiquier politique, leur «survie» aux auditions dépendra très vraisemblablement de l’issue du rapport de forces déjà engagé entre les groupes S&D et PPE.
Victimes collatérales pressenties à gauche, en cas de d’escalade politique, Pierre Moscovici (France) et Federica Mogherini (Italie). Voire, du côté des libéraux, Alenka Bratusek (Slovénie). A moins, que dans cette ambiance qualifiée d’«équilibre de la terreur» par l’eurodéputée socialiste Pervenche Bérès, PPE, S&D et ALDE ne finissent par conclure un pacte de non-agression, au détriment du candidat ECR Jonathan Hill, que Jean-Claude Juncker essaie encore de sauver…
Jean-Claude Juncker avait prévenu souhaiter renforcer le Parlement européen, au cours de son mandat à la tête de la Commission européenne. Comme un signal d’entendement, aux allures de dommage collatéral, les groupes parlementaires européens font déjà vaciller une partie de l’équipe des commissaires, que l’ancien Premier ministre luxembourgeois envisage de faire adouber en session plénière strasbourgeoise, fin octobre. Car si les premières attaques viennent de la gauche parlementaire, la droite majoritaire n’est pas en reste et menace d’entamer un bras de fer avec l’opposition, susceptible de faire de nombreuses victimes politiques, dont la Commission elle-même, si elle devait sortir affaiblie de cet exercice.
Tibor Navracsics, «au mieux une provocation»
Première tête annoncée sur le «billot des auditions parlementaires», qui débutent aujourd’hui, celle de l’ancien ministre hongrois de l’Administration publique et de la Justice, Tibor Navracsics. Un proche de Victor Orban, dont le parti – le Fidez – a rallié le groupe PPE. Le «nommer au poste de Commissaire de la Culture, de la Jeunesse et de la Citoyenneté, c’est au mieux une provocation, au pire une abdication du Président de la Commission dans son rapport avec Monsieur Orban», s’indigne ainsi l’eurodéputé socialiste français Guillaume Ballas. Du côté des Verts européens, alliés traditionnels du S&D, la nomination ne passe guère davantage: «Monsieur Navracsics a joué un rôle de premier plan dans le gouvernement dirigé par Viktor Orbán qui a été largement critiqué pour avoir instauré un programme anti-démocratique, compromettant la liberté des médias, le pluralisme et l’indépendance du pouvoir judiciaire», dénonce l’eurodéputée néerlandaise Judith Sargentini. Et celle-ci, d’ajouter : «Récemment, le Bureau national d’enquête hongrois, accompagné des forces spéciales de police, a perquisitionné les bureaux de deux ONGs travaillant à la promotion des droits de l’homme et de la démocratie, sans raisons légitimes claires. Comment un commissaire, qui a joué un rôle clé dans un gouvernement qui viole les libertés et valeurs démocratiques fondamentales, peut-il contribuer positivement au domaine de l’éducation, de la culture et de la jeunesse au sein de l’UE? N’est-ce pas une véritable provocation que de le mettre en charge de la citoyenneté?».
Miguel Arias Cañete, «une véritable gifle»
Autre cible désignée, Miguel Arias Cañete – également PPE -, le Commissaire espagnol pressenti au Climat et à la Politique énergétique, dont la désignation est ressentie comme «une véritable gifle», par l’eurodéputée verte britannique Molly Scott Cato. Plus que ses propos sexistes abondamment relayés dans la presse européenne, c’est son impartialité même qui est ici remise en cause, au regard des dossiers qu’il pourrait être amené à porter. Car même si le PPE relevait le 16 septembre que Miguel Arias Cañete avait donné des instructions pour vendre l’ensemble des parts qu’il détenait dans des compagnies d’énergie, dont Petrolífera Ducar et Petrologis Canarias, le trouble demeure. Dans une lettre adressée mercredi 24 septembre au Président Jean-Claude Juncker, les co-présidents du groupe Verts/ALE Philippe Lamberts et Rebecca Harms relevaient ainsi que «cet épisode demeure insuffisant pour prétendre, comme Miguel Arias Cañete le fait, ‘éviter le moindre conflit d’intérêt potentiel’». Objet de l’avertissement politique, le fait – entre autres –, selon les signataires du courrier, que «son épouse, son fils et son beau-frère restent (à ce jour) actionnaires ou membres du conseil d’administration de ces compagnies», mais également que, «selon les enquêtes d’ONGs indépendantes et de journaux espagnols, il existe de sérieux soupçons de dissimulation de ces intérêts personnels et de famille, via des mécanismes d’évasion fiscale, vers une société écran (Havorad BV) basée aux Pays-Bas».
Jonathan Hill, le «braconnier devenu garde-chasse»
Tout comme le PPE, le groupe ECR fait également l’objet d’attaques de la part de la gauche européenne, au travers de son commissaire-désigné britannique en charge de la surveillance des marchés financiers: «Nommer le conservateur et lobbyiste britannique Jonathan Hill (à ce poste), c’est risquer de remettre les clés du contrôle des banques et de la spéculation aux dirigeants de la City», prévient à nouveau Guillaume Ballas. «Pour ma part, je pense que nous avons tous eu du mal à trouver les mots justes pour exprimer notre indignation, renchérit Molly Scott Cato: l’expression en anglais ‘braconnier devenu garde-chasse’ semble être la plus populaire. Hill est un eurosceptique qui (…) a dirigé une société de relations publiques, dont les clients sont les institutions financières qu’il serait maintenant en charge de réguler. A mon avis, il n’est pas un candidat valable, car il ne peut garantir l’impartialité». En outre, «il sera responsable de ‘l’union des marchés de capitaux’. Pourtant, il est clair que le premier ministre britannique David Cameron s’efforce de garder la ville londonienne en dehors de l’Union bancaire et de la réglementation bancaire de l’UE. Le gouvernement britannique a également contesté juridiquement de nouvelles règles financières cruciales pour l’Union, notamment le plafonnement des bonus des banquiers et la taxe sur les transactions financières. Au mieux, cela conduira à des conflits d’intérêts et, au pire, il compromettra les efforts de l’UE pour assurer la stabilité financière et préserver l’avenir du système bancaire européen».
Pierre Moscovici, «un tenancier de bar à la tête d’une œuvre de salubrité publique»
Reste en l’état que si la gauche européenne venait à faire dépendre son soutien à la Commission Juncker de l’éviction de Navracsics, Cañete ou Hill, le PPE a déjà prévenu qu’il ne manquerait pas de réagir. «Si les partenaires au sein de la coalition demandent la tête de l’un des commissaires PPE, il y en aura deux», avertissait ainsi, le 23 septembre au soir, le chef de la délégation française du PPE, Alain Lamassoure. Comprendre, en premier lieu, la «tête» de Pierre Moscovici, commissaire-désigné en charge des Affaires économiques et financières, Fiscalité et Douanes, et à propos duquel le porte-parole des députés européens UMP-PPE Philippe Juvin déclarait déjà publiquement, le 16 juillet dernier: «On ne nomme pas un tenancier de bar à la tête d’une œuvre de salubrité publique». Une ambiance délétère teintée de menaces politiques répétées, que Pervenche Bérès finissait par qualifier d’«équilibre de la terreur », à l’occasion du déjeuner presse de la délégation socialiste française qu’elle préside, le 16 septembre dernier, à Strasbourg.
Federica Mogherini, une «faible expérience dans le domaine des affaires étrangères»
Seconde «cible» de gauche envisagée, l’Italienne Federica Mogherini, ancienne ministre des Affaires étrangères du gouvernement Matteo Renzi, annoncée comme remplaçante de Catherine Ashton au poste de Haute Représentante pour la Politique extérieure et la Sécurité de l’Union européenne. Une femme à laquelle, malgré «sa faible expérience dans le domaine des affaires étrangères», Manfred Weber, le président du groupe PPE au Parlement européen, déclarait toutefois, le 31 août dernier, vouloir «accorder une chance de prouver ses compétences». Une cible incertaine, donc, et principalement désignée comme tel par la branche italienne du PPE, dont l’intérêt stratégique semble également bien relatif. Prestigieux dans l’absolu, ce poste dévolu au S&D reste, en effet, bien moins stratégique dans la pratique, tant, du moins, que le Conseil continuera à conserver le contrôle réel de l’action extérieure de l’Union.
«L’équilibre de la terreur» comme sortie de crise entre PPE et S&D?
Reste qu’en l’état, une opposition directe entre les deux grands groupes politiques du Parlement ne manquerait toutefois pas de laisser des traces. En se lançant dans une approche jusqu’au-boutiste, S&D et PPE pourraient en effet fragiliser leur alliance parlementaire annoncée – sinon nécessaire –, et à laquelle devraient se joindre les libéraux, pour faire contrepoids à des élus eurosceptiques sortis renforcés des élections de mai dernier. En outre, s’engager dans la voie de l’affrontement direct affaiblirait directement Jean-Claude Juncker, auquel le Parlement doit en grande partie sa première victoire politique face aux Etats-membres, empêchés de proposer un autre candidat que celui issu de la majorité parlementaire au poste de président de la Commission. De quoi accréditer la thèse de «l’équilibre de la terreur», relevée par Pervenche Bérès et permettre à Navracsics, Cañete, Moscovici et Mogherini de passer au travers de la tempête. Ceci, moyennant sans doute, et au moins dans le cas de l’ancien ministre Hongrois, un probable changement de portefeuille afin d’apaiser les dernières tensions politiques entre gauche et droite, et, par ricochet, un jeu de chaises musicales au sein de l’équipe Juncker.
Hill: la colline peut-elle encore accoucher d’une souris?
S&D et PPE neutralisés, se poserait cependant encore la question de l’avenir de Jonathan Hill, auquel vient, depuis peu, de s’ajouter celui d’Alenka Bratusek, commissaire-désignée à l’Energie et promise à un poste de vice-présidente de la Commission. Hill, tout d’abord, a jusque-là certes bénéficié du soutien du PPE. Mais, le principe de realpolitik étant ce qu’il est, sacrifier le commissaire-désigné sur l’autel des alliances PPE – S&D – ALDE ne serait pas abscons. Certes, une telle perspective ne manquerait pas d’attirer les foudres du 10 Downing Street sur le Parlement, voire d’augmenter la popularité des eurosceptiques au sein de l’opinion publique britannique à la veille d’un référendum annoncé sur une possible sortie de l’Union du Royaume-Uni. Mais l’hypothèse commence à être prise au sérieux dans les couloirs d’un Parlement qui, depuis plusieurs années, ne cesse d’afficher son autonomie et indépendance vis-à-vis des Etats membres. Juncker l’a d’ailleurs bien compris, en transférant, en réponse, le 26 septembre, le suivi des «bonus bancaires», du portefeuille de Jonathan Hill vers celui du commissaire-désigné à la Justice, le tchèque Věra Jourová. Une manœuvre politique habile, qui pourrait avoir des chances de porter ses fruits et faire accoucher la colline Hill d’une souris.
Bratusek : la dernière équation à deux inconnues
Quant au cas Bratusek, la difficulté est d’un tout autre genre. Soupçonnée d’avoir profité de sa position d’ex-Premier ministre pour être nommée commissaire européen de son pays, avant que celui-ci ne passe au centre-gauche en juillet dernier, la libérale ne peut se prévaloir du soutien politique de Lubjana. Attaquée sur son flanc droit par la branche slovène du PPE, elle est également vivement critiquée au sein du S&D. Problème pour ses opposants les plus influents, l’attaquer ou la laisser attaquer reviendrait, au mieux, à renforcer le nombre de représentants socialistes au sein de la Commission – ce à quoi n’aurait nullement intérêt le PPE -, au pire à casser l’alliance annoncée entre S&D, PPE et… l’ALDE, famille politique dont elle est issue. Là encore, un scénario peu enviable d’un point de vue stratégique, à moins que Juncker ne se décide à écarter la candidate slovène et à la remplacer idéalement par une femme – afin de ne pas miner davantage le peu de parité existant au sein de son équipe –, de surcroît susceptible de de remporter l’adhésion de l’ALDE. Une alternative serait d’engager à son tour un bras de fer avec le Parlement. Une seconde option qui, si les eurodéputés pliaient devant lui, ne manquerait pas, en cas de survie de l’ensemble des commissaires-désignés, de renforcer l’autorité d’un Jean-Claude Juncker ayant, dans un tel cas de figure, successivement résisté à la fois aux assauts des Etats membres qu’à ceux du Parlement.
Copyright : Études européennes. La revue permanente des professionnels de l’Europe. / www.etudes-europeennes.eu – ISSN 2116-1917 / Crédits photo : Parlement européen
À propos de l’auteur : Christophe Nonnenmacher est journaliste spécialisé sur les questions européennes. Actuellement chargé de mission au Pôle européen d’administration publique de Strasbourg (PEAP) il a notamment travaillé pour La Semaine de l’Europe, La Quinzaine européenne et l’Européenne de Bruxelles, avant de diriger, jusqu’en 2009, le site Europeus.org, qu’il cofonda en 2004 avec Daniel Daniel Riot, alors directeur de la rédaction européenne de France3. Après un passage de cinq ans au Parlement européen, il rejoint le PEAP en tant que chargé de mission et journaliste auprès de la revue Etudes européennes.
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