Front national, mais frontière européenne

Sortir de l’espace Schengen, nouvelle marotte populiste des élections régionales françaises? Si l’idée séduit une partie de l’électorat Front national, celle-ci, plus que d’être hors sujet – les Régions ne disposant pas de compétences en ce sens – pourrait paradoxalement fragiliser notre sécurité nationale…

«En accordant six millions de suffrages au Front national, les Français viennent de rejeter la position ultra-libérale de l’Union européenne, sa politique d’austérité imposée par la Commission européenne, sa folle politique d’afflux de migrants, son échec de l’espace Schengen et son impuissance devant les bouleversements géopolitiques ». Publié lundi 7 décembre, au lendemain du premier tour des élections régionales françaises ce communiqué, du Front National/Rassemblement Bleu Marine, donne le ton: avec sobriété, les élus européens de la formation d’extrême droite placent clairement l’Union européenne au cœur des maux qu’ils entendent guérir. Il pose au centre de ses préoccupations politiques le retour aux frontières nationales, qui, dévaluées pour laisser place à la libre circulation des biens et des personnes, ne permettraient plus d’assurer la sécurité des citoyens français. Leur calcul est simple : si l’ouverture ne fonctionne pas, la fermeture est la solution.

Pour autant, et quand bien même les régions n’auraient aucune compétence en France pour aller en ce sens, est-il si évident que des frontières étanches puissent répondre à cet impératif sécuritaire? Dans l’actuel système Schengen, la sécurité de tous tient en effet au haut degré de coopération de l’ensemble des Etats membres de l’Union européenne et à la confiance que chaque Etat accorde à ses voisins quant à leurs systèmes de protection respectifs. A l’origine de cette construction politique, une autre idée, défendue dès le 3 août 1943 par Jean Monnet: «Il n’y aura pas de paix en Europe si les Etats se reconstituent sur une base de souveraineté nationale avec ce que cela entraîne de politique de prestige et de protection économique. Si les pays d’Europe se protègent à nouveau les uns contre les autres, la constitution de vastes armées sera à nouveau nécessaire [et] les réformes sociales seront empêchées ou retardées par le poids des budgets militaires». Et Monnet de poursuivre: «Leur prospérité et les développements sociaux indispensables sont impossibles, à moins que les États d’Europe se forment en une fédération ou une « entité européenne » qui en fasse une unité économique commune». Soixante-douze ans plus tard, ces phrases rappellent l’utilité première de la libre circulation en Europe : encourager les Etats à sortir de leurs frontières étriquées, à s’affranchir d’un nationalisme duquel l’Histoire a déjà prouvé que naissait un climat de défiance mutuelle bien plus propice à la guerre qu’à la paix. Soixante-douze ans plus tard, sommes-nous vraiment prêts à prendre le risque de faire machine arrière?

L’anachronisme du réactionnaire

Certes, le risque sécuritaire est réel. Les attentats de Paris en sont un nouveau reflet. Mais au-delà, se pose froidement la question de l’efficacité des moyens de lutte contre l’insécurité. Les logiques purement nationales, les réflexes anciens rendus inefficaces dans un monde globalisé, où Internet rend caduc le travail d’un garde-frontière, où les réseaux transnationaux rendent inutiles l’érection de murs, peuvent-elles seulement répondre, comme semble l’affirmer le Front National, aux enjeux de notre temps? La frontière n’est aujourd’hui plus une ligne tracée au sol de part et d’autre de laquelle des troupes, des populations se font face. Cette ligne de démarcation, en Europe, a disparu, et avec elle son caractère protectionniste et guerrier. La frontière a été reconfigurée en un espace garantissant le libre-accès, le commerce et la coopération pour pacifier un continent habitué à de sempiternels conflits.

Du fait de ces frontières ouvertes, c’est la libre circulation de l’information, la coopération policière et judiciaire et la mise en commun des ressources en Renseignement qui, dans la pratique, permettront d’assurer la sécurité de la France et de ses voisins. Schengen a des lacunes, mais cet accord a aussi des forces, comme le Système d’Information de Schengen (SIS), dont l’application systématique a été adoptée le 20 novembre dernier par le Conseil de l’Union européenne. Cette avancée, et même si l’on peut regretter qu’elle ait été aussi tardive, est un véritable progrès pour la sécurité de nos frontières.

Faux problème et mauvaise solution

L’instrumentalisation de la «crise» migratoire par les extrêmes-droites européennes répond à une logique similaire: «Outre le fait que cela rend les parcours migratoires plus difficiles et plus dangereux, [les murs rendent] les arrivées de migrants beaucoup plus visibles. Plus de gens passent par moins d’endroits, ce qui donne l’effet d’arrivées massives. Et alors, on peut dire: vous voyez, on a un vrai problème d’immigration!» analyse le philosophe Michel Feher dans le magazine Society. Mais la réalité est que «les clôtures n’ont pas empêché un seul réfugié de venir en Europe», constate-t-on à Berlin. «Cette approche nationaliste revient en réalité à repousser le fardeau sur d’autres. C’est ainsi que naissent les conflits», relevait encore récemment un haut responsable allemand.

La fermeture des frontières intérieures n’est d’aucune utilité, d’autant que les accords de Schengen, aussi imparfaits soient-ils, permettent à leur article 2.2 la réintroduction provisoire de contrôles aux frontières dans des circonstances exceptionnelles. Une mesure déjà prise durant la Coupe du monde de 2006, en Allemagne. Plus récemment, outre-Rhin toujours, depuis mi-septembre ou en France, après les attentats du 13 novembre. Nul besoin, donc, de fermer les frontières intérieures et sortir de l’Union pour les contrôler: un rappel nécessaire, parce que celui-ci vient démentir la rhétorique lepéniste, qui affirmait en février que «le dogme de la libre-circulation des personnes et des marchandises est ancré si fermement chez les dirigeants de l’Union Européenne que l’idée même d’un contrôle aux frontières nationales est considérée comme une hérésie». L’Union européenne est une construction, un chantier, qui a l’avantage de pouvoir s’adapter à chacune de ses avancées.

Avec l’utilisation systématique du SIS, l’adoption à venir d’un PNR européen (Passenger Name Record) et la réintroduction de contrôles aux frontières, l’Union européenne a déjà montré sa capacité de résilience pour répondre aux menaces. «Malheureusement, regrette Didier Reynders, ministre belge des Affaires étrangères, très souvent, on le sait, l’Europe progresse à coup de crises. Quand il n’y a pas un drame, quand il n’y a pas une crise, on a tendance à hésiter à franchir des pas de plus dans la construction européenne». Et, du fait des atermoiements des Etats, à laisser ainsi grandir les nationalismes. Au sein de l’espace Schengen comme en France avec le Front national, mais également au-delà, dont outre-Manche où le UKIP de Nigel Farage surfe sur les mêmes vagues contextuelles. Ceci, pour qui croirait que sortir de l’espace Schengen effacerait tous les maux sécuritaires et sociaux, alors même que le Royaume-Uni n’en est pas membre…

(1) Antoine Ullestad est doctorant en droit de l’Union européenne, CEIE, Université de Strasbourg et Clément Kolopp, journaliste à Paris.

Photo: Service audiovisuel du Parlement européen

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