Déjà tendues, les relations UE-Russie se voient depuis plusieurs semaines envenimées par la détention d’Alexeï Navalny. Sur le fond, rien de bien nouveau : ces 10 dernières années, les relations entre l’Union et la Russie se sont compliquées, notamment suite à l’annexion de la Crimée par le pays en 2014. Le soutien du Kremlin aux séparatistes dans l’est de l’Ukraine et l’intervention militaire russe en Syrie n’ont fait qu’empirer la situation. Les campagnes de désinformation, les cyber-attaques ainsi que les tentatives d’ingérence visant à influencer le processus décisionnel dans les démocraties européennes, constituent une autre source de tension.
Reste qu’après avoir survécu à un empoisonnement l’an dernier, le chef de l’opposition Alexeï Navalny, remet ces tensions sur le devant de la scène et divise les Européens quant à la réponse à apporter. Lors d’une interview en direct sur le compte Facebook du Parlement européen, Urmas Paet, vice-président de la commission des affaires étrangères du Parlement, demandait à ce que des sanctions soient prises contre «les personnes directement responsables de l’arrestation et du harcèlement d’Alexeï Navalny». Quatre jours après l’arrestation de l’opposant russe, le 17 janvier, le Parlement adoptait une résolution appelant au durcissement des sanctions envers la Russie, ainsi qu’à la libération immédiate et inconditionnelle de Navalny et des autres emprisonnés en raison de son retour à Moscou. En plus des sanctions contre le cercle restreint du président Vladimir Poutine et des organismes de propagande russes, les députés déclaraient par ailleurs que des mesures pourraient être prises dans le cadre du régime mondial de sanctions en matière de droits de l’homme: un nouveau mécanisme «totalement approprié», selon le député européen Paet, d’autant plus qu’il apparaît «impossible pour les sociétés européennes libres de ne pas réagir aux graves violations des droits de l’homme (…) Si un pays ne respecte ni les droits de l’homme ni le droit international, les pays européens n’ont aucune autre alternative».
Mais si Steffen Seibert, le porte-parole du gouvernement allemand, déclarait encore hier que de nouvelles sanctions de l’Union européenne contre la Russie «ne sont pas exclues», la marge de manœuvre des Européens, alors que le Haut représentant de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité Josep Borrell i Fontelles se rend aujourd’hui à Moscou, paraît bien plus mince que les discours ne le laisseraient entendre de prime abord.
En premier lieu, des sanctions existent déjà envers les secteurs russes de la finance, de la défense et de l’énergie. Mises en place en réponse à l’annexion de la Crimée en 2014, elles ont, avant Noël, été prolongées à l’unanimité des dirigeants européens jusqu’au 31 juillet 2021. Ces mesures, ont certes durement impacté la Russie en favorisant une contraction de l’économie russe de 6% fin 2018, mais la réponse de Moscou ne fut pas sans conséquences pour l’Union avec une interdiction de près de la moitié des importations agroalimentaires européennes sur le sol russe sol alors que l’Union est de loin le premier partenaire commercial et d’investissement de Moscou (42% des exportations russes en 2019).
Autres sanctions: celles envers certains responsables russes en réaction à l’empoisonnement d’Alexeï Navalny, mais dont on peine encore à observer les effets au regard du durcissement actuel du régime et plus particulièrement de la répression des manifestions pro-démocratie dans le pays. Certes, comme le soulevait récemment Valery Solovei pour EuTalk et The Russian Monitor, des sanctions financières envers certains proches de Poutine pourraient fragiliser le pouvoir, voire le diviser, mais celui-ci reste pour l’heure bien en place.
Effet somme toute relatif des sanctions mises en œuvre mais dissensions – aussi – entre Européens peinent dès lors à tracer une voie efficiente envers le régime de Vladimir Poutine. La convergence d’intérêts entre certains Etats membres et Moscou en est un exemple assez parlant, à commencer par le dossier du nouveau gazoduc Nord Stream 2 qui relierait directement l’Allemagne à la Russie. Si dans une résolution du 21 janvier, les députés européens ont appelé l’Union à cesser immédiatement le projet de gazoduc et Urmas Paet dit depuis souhaiter que les ministres des Etats membres prennent la position du Parlement au sérieux avant de déclarer que le projet Nord Stream 2 « violait la politique commune de sécurité énergétique de l’UE», le poids parlementaire s’arrête là, une résolution n’ayant nulle valeur contraignante. De même, Matignon et l’Elysée, par l’entremise du ministre français des Affaires étrangères Jean-Yves Le Drian, n’ont pas manqué de rejoindre Strasbourg et Bruxelles sur ce point, reprenant hier quasiment mot pour mot la position affichée par Paet. Une position confirmant les propos tenus deux jours plus tôt sur France Inter par Clément Beaune, le secrétaire d’État français aux Affaires européennes: à défaut de raisonnablement croire en l’efficacité de sanctions nouvelles, l’abandon de Nord Stream 2 était – effectivement – une «option». Mais une option que n’entend nullement lever Berlin, CDU et SPD confondus. «Nous ne devrions pas lier Nord Stream 2 au cas Navalny. Il y a de meilleures possibilités de réagir qui, au bout du compte, aideront mieux M. Navalny et l’opposition», estimait ainsi récemment l’ancien président du Président européen Martin Schulz (SPD). Peu de chance, dès lors, que Nord Stream 2 puisse faire l’objet d’un moyen de pression envers Moscou, à moins d’imaginer que Paris et Berlin veuillent en découdre et fragiliser le peu d’unité de façade communautaire qui reste encore envers Moscou.
Et puis, fait est que l’Union peut difficilement se mettre davantage à dos Moscou à l’heure où les Etats-Unis semblent à nouveau enclin à rechercher une solution multilatérale dans le dossier de l’accord nucléaire iranien, où la Russie a, de l’avis même du Parlement européen, joué un rôle constructif dans ses négociations. De même, tant sur une solution à deux États au conflit israélo-palestinien et aux réponses à apporter au défi climatique, l’Union et la Russie font encore œuvre de convergence. Jouer la carte Navalny et de l’opposition russe contre ses propres intérêts paraît assez peu probable pour l’Union.
Certes, l’Europe est solidaire de l’opposition russe, certes «la Russie a quitté le chemin du développement démocratique», comme le soulignait dans son intervention Facebook Urmas Paet, mais «elle peut revenir». Au-delà des mots, reste néanmoins posée la question du comment. Sans doute, comme le regrettait Valery Solovei, bien plus grâce à la mobilisation de sa propre société civile et au soutien de la présidence Biden que par l’action d’une Union désunie et en partie piégée sur ce dossier.
Photo: Manifestation pro-démocratie – Russie / Screenshot issu du site d’Alexei Nalvany